Cologne : les mécréants célèbrent Salman Rushdie et préparent l’avenir, Charlie Hebdo, 24 August 2022 – ENGLISH TRANSLATION BELOW.

LAURE DAUSSY  · PARU DANS L’ÉDITION 1570 DU 24 AOÛT

Nous avons pu assister à l’un des plus grands rassemblements d’athées et de libres-penseurs du monde entier, Celebrating Dissent, organisé à Cologne par Maryam Namazie, cofondatrice du Council of Ex-Muslims of Britain, et par le Freethought Lebanon (dont beaucoup de membres résident en Allemagne). Un événement à la tonalité toute particulière, l’agression de Salman Rushdie étant dans toutes les têtes. Plus que jamais, ces athées ont voulu montrer qu’ils sont de plus en plus nombreux et déterminés à gagner la bataille contre l’obscurantisme. Étonnamment, Charlie était le seul journal français à couvrir cette manifestation. Reportage.

« Machallah », lance malicieusement Sami Abdallah, le président de Freethought Lebanon (« libres-­penseurs du Liban »), en introduction de l’événement, sous les rires de l’assistance. Ça veut dire « Allah l’a voulu » ; « c’est la volonté de Dieu ». Évidemment, devant une assemblée d’athées, dont beaucoup sont d’ex-musulmans, ça ne peut que faire rire. Ce Celebrating Dissent(« célébrer la dissidence ») s’est déroulé à Cologne, en Allemagne, après une première édition qui s’était tenue en 2019 à Amsterdam. La manifestation a rassemblé une cinquantaine d’athées et de libres-penseurs originaires de plus de 30 pays. C’est assez incroyable de rencontrer autant d’athées et de libres-penseurs au même endroit, chacun avec des histoires toutes plus bouleversantes les unes que les autres (lire nos portraits ici). Beaucoup risquent leur vie en raison de leur engagement, tout particulièrement les ex-musulmans : l’apostasie étant passible de la peine de mort dans 12 pays, et le blasphème puni également dans de nombreux endroits du monde. La plupart des ex-musulmans présents ont d’ailleurs le statut de réfugiés, car ils ont dû fuir leur pays d’origine. Ce rassemblement leur permet de se soutenir mutuellement et de faire entendre leur voix.

Forcément, l’attaque dont a été victime Salman Rushdie est sur toutes les lèvres. « Nous savons malheureusement qu’il n’est pas le premier et qu’il ne sera pas le dernier à être agressé », lance Maryam Namazie en introduction (lire notre interview ici). L’assemblée a adopté une résolution pour le soutenir : « Celebrating Dissent condamne la violente attaque dont Salman Rushdie a été victime et apporte un soutien sans faille au courageux écrivain. » Une résolution qui se félicite aussi de constater que, cette fois-ci, Rushdie est soutenu, « à l’inverse des habituelles calomnies que l’on entend à l’encontre des libres-penseurs quand ils sont visés par les islamistes ». Le soir, les participants se lancent dans une marche dans les rues de Cologne, en soutien à Rushdie, derrière la banderole du Council of Ex-Muslims of Britain (Conseil des ex-­musulmans de Grande-Bretagne) affichant « L’apostasie n’est pas un crime ». Autour d’un apéro, dans l’hôtel où résident tous ces athées, certains évoquent en rigolant – comme pour le mettre à distance – le risque d’attentat, pourtant bien réel. Lors de l’édition précédente, l’alarme d’incendie s’était déclenchée en pleine nuit, et certains, terrorisés, avaient cru à une attaque terroriste.

« Ça s’améliore un peu au Maroc ? » tente-t-on auprès de Betty Lachgar, militante féministe et athée marocaine qui organise nombre d’actions sur le terrain. Betty nous rappelle la triste réalité : une femme vient d’être emprisonnée pour blasphème. Une des conférences concerne justement cette question du blasphème et celle de la liberté d’expression. Les deux sont-ils toujours liés ? « Toute critique de la religion est la plupart du temps perçue comme un blasphème »,explique Susanna McIntyre, ex-catholique américaine. La ­cinéaste et militante tunisienne Nadia El Fani prend la parole : « Je rappelle que le blasphème concerne uniquement les gens qui croient en une religion. Si je ne crois pas, je ne suis pas concernée par le blasphème. » Et de rappeler au passage qu’une loi sur le blasphème existe toujours en Allemagne.

Ne parlez surtout pas d’« islamophobie » à ces ex-­muslims. « C’est un mot qui est fait pour nous empêcher de critiquer ­l’islam, lance Halima Salat, originaire du Kenya. L’islam est une idéologie, et à ce titre, il doit toujours pouvoir être critiqué. » Sami Abdallah souligne la différence « entre critiquer les musulmans en tant que personnes et critiquer une idée ». Mais il n’hésite pas à aller encore plus loin : « L’ »islamophobie », ça désigne la peur de l’islam, or, à titre personnel, je pense qu’effectivement il y a des choses qui font peur dans le Coran. » Quand les intervenants abordent la question des limites de la liberté d’expression sur les réseaux sociaux, à l’animatrice qui estime que Trump a été banni, à raison, de Twitter, Jimmy Bangash, ex-musulman et gay, originaire du Pakistan, rétorque : « Trump est banni, mais quid des mollahs iraniens, qui peuvent continuer à appeler à tuer des gays ou à tuer Salman Rushdie ? Ils sont toujours présents sur le réseau social, eux. »

Durant ces deux jours, d’autres conférences étaient organisées : sur les difficultés qu’il y a parfois à être reconnu en tant que réfugié lorsque l’on est ex-musulman ; sur la question du hijab et du corps des femmes (cela va sans dire, aucune des ex-musulmanes ne porte plus le voile). Lors d’une conférence sur les politiques identitaires, des ex-musulmans ont insisté sur la manière dont la gauche les abandonne parfois. Zara Kay, athée originaire de Tanzanie, réfugiée en Suède, dénonce : « La gauche nous a trahis. Elle se situe normalement du côté de l’émancipation, mais elle abandonne les femmes musulmanes dissidentes. En Suède, je suis considérée comme étant de droite, car je parle en tant qu’ex-musulmane. Ils ne comprennent pas que l’islamisme est d’extrême droite. » Applaudissements dans la salle. Halimat Salat (voir son portrait), témoigne de son côté avoir été « désinvitée » d’une conférence de la Women’s march aux Pays-bas, car elle s’apprêtait à critiquer le port du Hijab.

Ce rassemblement se déroulait aussi alors que se poursuit la guerre en Ukraine. L’absence d’Inna Shevchenko, qui devait intervenir lors d’une des conférences, l’a tristement rappelé. Elle a fait lire un texte, expliquant sa « désillusion vis-à-vis du monde démocratique ». « Vous remarquerez que nombre de mes camarades libéraux, dont beaucoup de gauche, qui ont souvent hésité à condamner les actes de violence commis par les extrémistes religieux […] ont également hésité à condamner le régime criminel de Poutine et son attaque atroce contre le peuple ukrainien. »

Tout au long de ces deux jours, l’art a occupé une place importante, car c’est sur ce terrain-là, aussi, que se situe la contestation. Entre des conférences, on a pu voir un youtubeur chanter La musique est haram, un ancien pasteur évangélique devenu athée jouer du piano et chanter en boucle « attention aux dogmes », ou ­encore l’artiste afghane Sara Nabil proposer une performance où elle se coupe les cheveux. En fin de journée, place à la guest star Richard Dawkins, scientifique et militant athée britannique. Il arrive sous une standing ovation (si l’on osait, on dirait que c’est le seul gourou qu’ils suivent, ici). Il loue les sciences pour leur indépendance vis-à-vis de toute culture : « Il n’y a pas de physique japonaise ou américaine, c’est juste de la physique. » Et prône la méthode scientifique : « La seule chose importante, ce sont les preuves. Ne croyez jamais à quelque chose s’il n’y a pas de preuves. Si on dit « ça m’a été révélé », ce n’est pas une raison pour le croire ! »

Le Council of Ex-Muslims of Britain avait déjà lancé la Journée de l’apostasie le 22 août. Cette fois-ci, en conclusion de l’événement, ils ont appelé créer une Journée internationale de la laïcité (Secularism Day) le 10 ­décembre, pour promouvoir la laïcité dans le monde ­entier. On nous glisse que la prochaine édition de Celebrating Dissent pourrait se dérouler… en France. « On aimerait faire la prochaine édition à Paris, nous confirme Maryam Namazie. Pour cela, il faudrait que l’on obtienne le soutien d’associations et de groupes laïques français. J’espère que ce sera le cas. » On espère aussi, mais ce n’est pas gagné. ●

Cologne: disbelievers celebrate Salman Rushdie and prepare for the future

LAURE DAUSSY · AUGUST 25, 2022

PUBLISHED IN THE 1570 EDITION OF AUGUST 24

We were able to attend one of the largest gatherings of atheists and freethinkers in the world, Celebrating Dissent, organised in Cologne by Maryam Namazie, co-founder of the Council of Ex-Muslims of Britain, and by Freethought Lebanon (many of whose members reside in Germany). An event with a very special tone, Salman Rushdie’s aggression being in everyone’s heads. More than ever, these atheists wanted to show that they are more and more numerous and determined to win the battle against obscurantism. Surprisingly, Charlie was the only French newspaper to cover this demonstration. Report.

“Machallah”, maliciously says Sami Abdallah, the president of Freethought Lebanon, as an introduction to the event, under the laughter of the audience. It means “Allah willed it”; “it is the will of God”. Obviously, in front of an assembly of atheists, many of whom are ex-Muslims, it can only make you laugh. This Celebrating Dissent was held in Cologne, Germany, after a first edition held in 2019 in Amsterdam. The demonstration brought together about fifty atheists and freethinkers from more than 30 countries. It’s quite incredible to meet so many atheists and freethinkers in the same place, each with stories each more upsetting than the other (read our portraits here). Many risk their lives because of their commitment, especially ex-Muslims: apostasy is punishable by the death penalty in 12 countries, and blasphemy also punished in many parts of the world. Most of the ex-Muslims present have refugee status because they had to flee their country of origin. This gathering allows them to support each other and make their voices heard.

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Of course, the attack on Salman Rushdie is on everyone’s lips. “Unfortunately, we know that he is not the first and that he will not be the last to be assaulted,” says Maryam Namazie as an introduction (read our interview here). The assembly adopted a resolution to support him: “Celebrating Dissent condemns the violent attack on Salman Rushdie and provides unwavering support to the courageous writer. A resolution that also welcomes the fact that, this time, Rushdie is supported, “unlike the usual slanders that are heard against freethinkers when they are targeted by Islamists”. In the evening, participants embark on a march through the streets of Cologne, in support of Rushdie, behind the banner of the Council of Ex-Muslims of Britain displaying “Apostasy is not a crime”. Around an aperitif, in the hotel where all these atheists reside, some evoke with fun – as if to put it at a distance – the risk of an attack, although very real. In the previous edition, the fire alarm was triggered in the middle of the night, and some, terrorised, had believed in a terrorist attack.

“Is it improving a little in Morocco? “We try with Betty Lachgar, a Moroccan feminist activist and atheist who organises many actions on the ground. Betty reminds us of the sad reality: a woman has just been imprisoned for blasphemy. One of the conferences concerns precisely this issue of blasphemy and freedom of expression. Are the two still linked? “Any criticism of religion is mostly perceived as blasphemy,” explains Susanna McIntyre, a former American Catholic. Tunisian filmmaker and activist Nadia El Fani speaks: “I remind you that blasphemy only concerns people who believe in a religion. If I don’t believe, I’m not concerned about blasphemy. And to recall in passing that a blasphemy law still exists in Germany.

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Do not talk about “Islamophobia” to these ex-Muslims. “It’s a word that is made to prevent us from criticising Islam,” says Halima Salat, a native of Kenya. Islam is an ideology, and as such, it must always be able to be criticised. Sami Abdallah emphasises the difference “between criticising Muslims as people and criticising an idea”. But he does not hesitate to go even further: “Islamophobia” refers to the fear of Islam, but, personally, I think that indeed there are things that scare in the Koran. When the speakers address the issue of the limits of freedom of expression on social networks, to the host who believes that Trump has been rightly banned from Twitter, Jimmy Bangash, a former Muslim and gay, from Pakistan, replies: “Trump is banned, but what about Iranian mullahs, who can continue to call for the killing of gays or Salman Rushdie? They are always present on the social network. ”

During these two days, other conferences were organised: on the difficulties that there are sometimes being recognised as a refugee when you are an ex-Muslim; on the issue of the hijab and women’s bodies (it goes without saying, none of the ex-Muslims wears the veil anymore). At a conference on identity policies, ex-Muslims emphasised how the left sometimes abandons them. Zara Kay, an atheist from Tanzania, a refugee in Sweden, denounces: “The left has betrayed us. It is normally on the side of emancipation, but it abandons dissident Muslim women. In Sweden, I am considered to be right-wing, because I speak as an ex-Muslim. They do not understand that Islamism is of the extreme right. Applause in the room. Halimat Salat (see her portrait), shows that she was “disinvited” from a Women’s march conference in the Netherlands, because she was preparing to criticise the wearing of Hijab.

This rally was also taking place as the war in Ukraine continues. The absence of Inna Shevchenko, who was to speak at one of the conferences, sadly recalled this. She read a text, explaining her “disillusionment with the democratic world”. “You will notice that many of my liberal comrades, including many left-wing, who have often hesitated to condemn acts of violence committed by religious extremists […] have also hesitated to condemn Putin’s criminal regime and its atrocious attack on the Ukrainian people. ”

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Throughout these two days, art has occupied an important place, because it is on this ground, too, that contestation is located. Between conferences, we could see a YouTuber singing Music is haram, a former evangelical pastor turned atheist playing the piano and singing in a loop “beware of dogmas”, or also Afghan artist Sara Nabil offering a performance where she cuts her hair. At the end of the day, it’s time for guest star Richard Dawkins, a British scientist and atheist activist. He arrives under a standing ovation (if you dared, it looks like he’s the only guru they follow here). He praises science for their independence from any culture: “There is no Japanese or American physics, it’s just physics. And advocates the scientific method: “The only important thing is the evidence. Never believe in anything if there is no evidence. If we say “it was revealed to me”, it’s no reason to believe it! ”

The Council of Ex-Muslims of Britain had already launched Apostasy Day on August 22. This time, at the end of the event, they called for the creation of an International Secularism Day on December 10, to promote secularism throughout the world. We are told that the next edition of Celebrating Dissent could take place… in France. “We would like to do the next edition in Paris,” confirms Maryam Namazie. To do this, we would need to obtain the support of French secular associations and groups. I hope that will be the case. We hope too, but it’s not won. ●