“Le droit de critiquer l’islam est crucial pour nous athées de culture musulmane”, L’Express, 1 November 2020

« Le droit de critiquer l’islam est crucial pour nous athées de culture musulmane »

Propos recueillis par Thomas Mahler,

publié le 01/11/2020 à 13:00 , mis à jour à 16:18

Dans un entretien vibrant, la féministe iranienne Maryam Namazie appelle la gauche à voir la nature réelle des islamistes : une force politique d’extrême-droite.

Née à Téhéran, Maryam Namazie a quitté l’Iran après l’avènement de la République islamique en 1979. Cette femme de gauche, féministe, militante des droits de l’homme et des réfugiés, a fondé en 2007 en Grande-Bretagne le Conseil des ex-musulmans, mouvement qui ne cesse de s’étendre. Depuis des années, elle déplore qu’une partie de la gauche n’arrive pas à considérer l’islamisme autrement que comme un symptôme local des discriminations, du racisme ou de « l’islamophobie » (terme qu’elle abhorre), alors que c’est un « fléau » planétaire et une idéologie d’extrême-droite. Dans un grand entretien accordé à l’Express après les attentats de Conflans et Nice, Maryam Namazie fustige la couverture des événements par certains médias anglo-saxons et explique qu’il ne faut surtout pas commencer à chercher des justifications – telle la laïcité française ou des caricatures « offensantes » – à une terreur islamiste qui, loin de se contenter de frapper un pays séculier comme le notre, fait chaque année des milliers de victimes musulmanes dans le monde.

L’Express : Après l’attaque de Nice et la décapitation de Samuel Paty, la France semble en première ligne contre l’islamisme. Comprenez-vous pourquoi ?

Maryam Namazie : Il y a une tendance à considérer ces attentats odieux contre la France comme des attaques contre les valeurs françaises, ou d’un autre côté comme une réponse à « l’islamophobie », aux « insultes » des sensibilités musulmanes, à des discriminations sociales ou à un passé colonial. Fondamentalement, pour moi, rien de cela n’en est la cause. Si on regarde le fléau du terrorisme islamique de manière globale, on voit que la majorité des attentats ont lieu au Moyen-Orient, an Afrique et en Asie du Sud. Rien que cette année, des milliers de personnes ont été tuées ou blessées dans des écoles, des villages, des hôtels, des temples, des mosquées, des bâtiments gouvernementaux, des marchés ou des bus en Afghanistan, Irak, Mali, Niger, Nigeria, Somalie, Syrie, au Tchad, Philippines, Pakistan… Rien que cette semaine, au Bangladesh, un homme accusé d’ « irrespect » envers le Coran a été lynché et son corps brûlé. Les statistiques ne tiennent même pas compte de ceux qui sont tué « légalement » par des gouvernements islamistes comme en Iran et Arabie Saoudite, alors que cela devrait être considéré comme des actes de terreur contre toute une population. En novembre par exemple, ce sera l’anniversaire de la révolte de 2019 en Iran durant laquelle 1500 manifestants ont été tués par le régime iranien, tandis que d’autres font face à des peines de prison de longue durée ou sont dans le couloir de la mort.

Dans tous ces attentats islamistes, il n’est souvent même pas question d’une caricature de Mahomet, et les experts ne s’associent pas pour excuser les tueries en expliquant qu’elles sont une réponse à une injustice sociale, une intervention militaire ou des sensibilités offensées. On voit bien que les caricatures de Charlie Hebdo ne sont qu’une justification à des assassinats à la fois ciblés ou à l’aveugle, des exécutions, du terrorisme. Certains ne voient pas, ou ne veulent pas voir, que ces prétextes ne sont pas la cause du terrorisme. Ils ne servent qu’à faire peser la responsabilité de ces actes sur les victimes, et à justifier l’injustifiable.

« Défendre Charlie Hebdo est le devoir de tous les laïcs aujourd’hui »

Il faut donc arrêter de voir l’islamisme comme un symptôme local, et le considérer comme un fléau global ?

Quand on considère le terrorisme islamique au niveau mondial, on voit que la plupart des victimes sont des musulmans ou des personnes supposées musulmanes simplement du fait de la loterie de la naissance. C’est pourquoi ceux qui comme moi sont originaires de ces régions du monde voient clairement l’islamisme pour ce qu’il est : une force politique d’extrême-droite, qui a des pouvoirs étatiques dans bien des cas.

Le but du terrorisme est d’instiller la peur à des fins politiques. L’objectif des islamistes – comme de tous les mouvements religieux d’extrême-droite- est de dénier à l’individu la liberté de choix, de briser les dissidents et d’imposer leur projet politique et leurs règles. Comme l’explique la sociologue algérienne Marieme Helie Lucas : « Par bien des façons, nous qui venons de supposés pays musulmans sommes des privilégiés : on nous épargne la justification des crimes de l’extrême-droite musulmane au nom du racisme. La religion n’est qu’une couverture pour des forces d’extrême-droite ; comme les nazis avec la race aryenne, les islamistes croient qu’ils appartiennent à la religion supérieure dans le monde ; comme les fascistes italiens invoquant le glorieux passé romain, ils justifient ce soi-disant statut supérieur par des références à un passé mythifié : l’Age d’or islamique. Comme les fascistes et les nazis, ils croient que cette supériorité leur donne le droit et le devoir d’éliminer physiquement les »untermenschen« , ou »sous-hommes« , qui, c’est curieux, sont d’ailleurs similaires : les juifs et autres »races inférieures« , les communistes… A quoi notre branche de fascistes et nazis ajoutent les »infidèles« . Parmi tant d’autres similarités, ils assignent les femmes à leur place : la cuisine, le berceau et l’église/mosquée ».

Plus qu’une attaque contre vos valeurs françaises ou plus précisément contre les valeurs universelles, ces attentats islamistes sont une défense de leurs valeurs : la haine, la violence, la misogyne, l’homophobie, l’antisémitisme, le totalitarisme… Des valeurs qui sont en rupture avec celles de l’humanité du 21e siècle, y compris pour une large part des croyants. D’où ce besoin d’imposer leur projet par la brutalité.

Ayant dit ça, si les caricatures ne sont qu’un prétexte, défendre Charlie Hebdo et le droit à se moquer et à critiquer la religion est le devoir de tous les laïcs aujourd’hui. Quand Charlie Hebdo dépeint Mahomet, et reste ferme sur son droit à le faire, cela apporte un soutien et du courage à tous ceux d’entre nous qui nous battons contre les lois sur l’apostasie et le blasphème dans les Etats islamiques.

Erdogan a qualifié Macron de « fasciste », tandis que pour le premier ministre pakistanais Imran Khan, le président français a « délibérément choisi de provoquer les musulmans, y compris ses propres citoyens ». Comme expliquez-vous que ces leaders musulmans semblent plus s’émouvoir de caricatures que, par exemple, de la situation des Ouïghours ?

Ils se soucient plus de ces caricatures que des Ouïghours ou des « musulmans » tués par leur propre régime car « l’islamophobie » et l’industrie de l’offense les aident à attiser l’hystérie pour leurs propres causes haineuses. Ils n’ont donc aucun réel intérêt à défendre les droits des musulmans, sauf quand cela leur permet de se maintenir au pouvoir.

J’ajoute que quand Hassan Nasrallah du Hezbollah qualifie ces caricatures d’ « agression » et la position du gouvernement d’Emmanuel Macron sur la liberté d’expression de « guerre », quand l’ancien premier ministre malaisien Mahathir Mohamad explique que les musulmans « ont le droit de tuer des millions de Français », ou que le religieux pakistanais Khadim Rizvi appelle à anéantir la France par la force nucléaire, plus personne ne peut rester sur la touche. En tout cas, la réponse à apporter à ces provocations n’est pas celle du premier ministre canadien Justin Trudeau, qui vient d’expliquer que « la liberté d’expression n’est pas sans limite ». La position à adopter, et qui vraiment est simple, est de rappeler que l’agression et la provocation, ce n’est pas la liberté d’expression, mais le meurtre.

Les médias anglo-saxons sont souvent critiques de la laïcité française, présentant la réponse française après l’assassinat de Samuel Paty comme « une répession de l’islam ». Les journalistes du New York Times ou d’autres médias ont d’ailleurs semblé avoir du mal à utiliser le terme d’ « islamiste » après la décapitation de ce professeur…

La rhétorique islamiste s’est répandue. Voir des journalistes des médias anglo-saxons répéter la propagande islamiste en expliquant que des musulmans ont été « provoqués » – comme si la vraie provocation n’était pas le meurtre-, c’est comme regarder Fox News vendre la propagande trumpiste. Même les faits et les évidences ne sont plus pertinents à leurs yeux.

Selon les islamistes (et ironiquement selon les extrêmes-droits occidentales), il n’y a pas de distinction entre islam, islamistes et musulmans, une vision répercutée par certains journalistes paresseux et lâches. Mais si c’était le cas, comment se fait-il qu’une vaste majorité de victimes soit des musulmans ou des présumés musulmans ? Cette confusion est essentielle aux islamistes pour faire avancer leur vision et faire taire les critiques. Mais comment cela pourrait-il faire sens pour quelqu’un doté de la moitié d’un cerveau ? N’y a-t-il pas de différence entre le christianisme, la droite religieuse et les chrétiens ? Tous les chrétiens penseraient-ils la même chose ? Tous les chrétiens soutiennent-ils Trump ou Farage ? Est-ce que critiquer Trump ou la droite religieuse, c’est donc offenser tous les chrétiens ou personnes blanches ? Bien sûr que non ! Mais remplacez ces termes par « islam », « islamistes » et « musulmans », et soudain des « journalistes » se retrouvent incapable de toute pensée critique. Le droit de critiquer et moquer l’islam, et plus généralement le sacré, est un droit important. Si le droit de croire est un aspect de la liberté de conscience, tel l’est aussi le droit d’être libre de toute religion, de la questionner, de la mettre en doute et même de la railler. Ce droit à la critique est crucial pour ceux d’entre nous qui sommes des athées de culture musulmane.

Pour en revenir à la laïcité, je dois ajouter que le pays où je vis, la Grande-Bretagne, n’est en aucun cas un Etat laïque, avec une Eglise anglicane, des évêques à la Chambre des Lords et des prières au parlement. La société est laïque en dépit d’une Eglise d’Etat, mais ces liens historiques expliquent pourquoi la laïcité britannique met l’accent sur l’égalité entre les religions plutôt que sur la séparation entre la religion et l’Etat. C’est aussi pourquoi légalement nous sommes impuissants ici en Grande-Bretagne face aux tribunaux islamiques appliquant la charia. Les gouvernements britanniques continuent ainsi à promouvoir une politique de communautarisme religieux, aux détriments des droits individuels. Tout cela pour permettre de préserver la position de l’Eglise anglicane dans la société.

« Je me sens offensée par le Coran, mais cela ne me donne pas le droit de décapiter quelqu’un »

Que devrions-nous dire à des musulmans qui se sentent offensés par les caricatures représentant leur prophète ?

Nous sommes tous offensés, à un moment ou à un autre. Personnellement, je me sens offensée par le Coran et par les positions des religions sur les femmes, les gays ou les apostats, mais ce sentiment ne me donne pas le droit d’interdire l’islam, les religions en général ou de décapiter quelqu’un. Dans les faits, la violence implacable, les attentats suicides, les prises d’otage, les exécutions, le terrorisme sont principalement les attributs de la droite religieuse. Mais ce ne sont pas les actions de croyants ordinaires, même conservateurs. Présenter ces caricatures comme offensant les musulmans fait partie d’une normalisation du récit islamiste. C’est comme si suite à l’incendie d’une clinique pratiquant l’avortement ou après le massacre d’Utoya en Norvège, on se demandait si les chrétiens s’étaient sentis offensés dans leur foi et identité. Se sentir offensé n’est pas un permis pour tuer.

Dans la gauche française, certains continuent de penser que les racines de l’islamisme dans notre pays sont à chercher du côté des discriminations ou de « l’islamophobie ». Comment expliquez-vous que des progressistes en Occident puissent être les alliés des pires réactionnaires religieux ?

Si c’était vrai, alors les suprémacistes blancs ou les néo-nazis en Grèce seraient de même le résultat de politiques discriminatoires contre les Blancs ou les chrétiens. Venant de la gauche iranienne, je suis furieuse que certains, au sein de la gauche européenne, ne peuvent voir l’extrême-droite islamiste que comme un moyen de « résistance ». Mais considèrent-ils de la même façon que rejoindre des groupes nationalistes est une réponse justifiée au chômage et au sentiment de dépossession ? Considèrent-ils que les mouvements progressistes, féministes et laïcs ne sont pas pour nous, les minorités ? Il est paternaliste et raciste de considérer que nous les minorités ne pouvons devenir que des fascistes quand nous faisons face à l’impérialisme, aux inégalités sociales ou aux préjugés. Comme c’est raciste de considérer que pour nous, le terrorisme est la seule forme de « protestation ». Il est obscène de voir à quel point cette frange de la gauche a abandonné ses traditions anti-cléricales et progressistes pour défendre l’islamisme et les réactionnaires, au détriments des mouvements laïcs.

Il y a du racisme en France et en Europe, comme il y en a en Iran ou au Soudan. Cependant, vous n’allez pas stopper ce racisme en interdisant le blasphème. Nous devons combattre à la fois les lois anti-blasphématoires et le racisme. Nous devons combattre toutes les extrême-droite, y compris les islamistes. Nous devons défendre la liberté de croyance comme l’athéisme. Nous devons défendre la laïcité partout, car nos droits et nos vies en dépendent.

« Ce serait une grave erreur que de lier l’islamisme à l’immigration »

L’ex-Premier ministre François Fillon a déclaré à l’Express qu’« il y a un problème avec la religion musulmane, et non pas avec les autres ». Qu’en pensez-vous ?

Il y a de sérieux problèmes avec l’islam, le principal étant qu’elle n’est pas une affaire privée. Mais je ne suis pas d’accord sur le fait que ce soit la seule religion qui veuille dépasser le rôle qu’elle devrait avoir. La loi française sur la laïcité de 1905 a été une réponse à l’influence du christianisme dans l’espace public. Aujourd’hui, d’autres religions sont utilisées pour commettre des violations des droits humains et pratiquer le terrorisme. Regardez les attentats des extrémistes bouddhistes contre les musulmans rohingyas en Birmanie, ou ceux des extrémistes hindous comme les musulmans en Inde, ou les violations de la droite religieuse juive contre les droits des Palestiniens. Ce qui se passe en Pologne aujourd’hui, mais aussi aux Etats-Unis, sont de bons exemples de ce qui arrive quand la droite religieuse chrétienne prend le pouvoir. Il y a bien sûr différents degrés, en fonction des situations, pour dénier des droits et faire des dissidents. Mais à chaque fois, les femmes, les gays et les minorités sont ciblés en premier. Cela a été notre expérience de l’islamisme depuis des décennies, d’Algérie à l’Iran.

Pour certains en France, l’islamisme et l’immigration sont les mêmes sujets, considérant que les « musulmans » seraient un groupe monolithique…

Ce serait une grave erreur que de lier l’islamisme à l’immigration. Personne ne relie le nationalisme blanc au fait de détenir telle citoyenneté, car cela n’est pas l’enjeu quand des crimes haineux sont commis. Que l’immigration soit tout de suite un problème quand il est question d’’islamisme montre à quel point les personnes d’origine étrangère arrivées récemment sont perçues comme n’appartenant pas à la société. On a emprisonné Anders Behring Breivik en Norvège, mais quand il s’agit d’islamistes, on parle immédiatement d’expulsions et de pertes de droits civiques pour les personnes d’origine musulmane, même quand elles sont nées en Europe.

Relier les crimes islamistes à l’immigration, cela revient à blâmer collectivement des personnes pour des actes individuels. Nous ne reprochons pas aux chrétiens ou aux Blancs la tuerie de Breivik. Pourquoi serait-il alors acceptable d’accuser tous les immigrants ou musulmans pour ces crimes islamistes ? Le point important sur ces terroristes qui ont tué odieusement Samuel Paty et trois personnes dans l’église à Nice n’est pas qu’ils soient tchétchènes ou tunisiens, mais qu’ils sont des islamistes. Point. Reconnaître leur allégeance à cette extrême-droite islamiste nous aide à cibler la menace. En même temps, nous devons continuer à défendre la laïcité, la liberté d’expression, la légalité, et nous opposer au racisme sans aucune compromission.

Etes-vous optimiste ?

Sur le long terme, je suis prudemment optimiste, parce que je crois que l’islamisme sera défié par les mouvements laïcs, modernes, féministes et progressistes menés en Iran, au Moyen Orient, en Asie du Sud ou en Afrique. Le Kurdistan occidental, un îlot laïc et féministe au milieu d’une zone de guerre est la preuve de ce qui peut être fait. Mais pour que ces mouvements réussissent, il faut qu’ils bénéficient du soutien et de la solidarité de toutes les personnes de bonne volonté partout dans le monde. Malheureusement, trop de personnes sont encore plus soucieuses du fait de défendre les islamistes et la mort plutôt que de défendre leurs victimes ou dissidents, et la vie. Voyons qui va gagner à la fin. Mais je parie sur nous.